Quand le sang parle

Le soleil était couché depuis bien longtemps maintenant et il percevait, au-delà de la Lande de Sidimote et de la chaine montagneuse de Cania, les lumières de
(l' enfer)
la cité de Bonta. Il profitait de ce moment simple de repos, accoudé à la balustrade du dernier étage de
(la maison)
la tour de brakmar, un verre de rhum dans une patte, tandis qu' il humait l' air frais. Il avait toujours été fasciné par la pureté de l' air brakmarien alors que celui de Bonta sentait le fumier, la paille fermentée, la sueur des passants, et la chaude odeur moite du bétail. Rien de tout ça à Brakmar, les rues y étaient propres et, si on exceptait les quelques cadavres égarés deci-delà, tout y était parfaitement ordonné et rangé.

La froideur nocturne lui arracha un frisson, et il se fît un manteau de sa cape avant de vider son verre d' un trait. Les moments de repos avaient été rares depuis que les affaires avaient repris avec le retour
(du maitre)
d' Uk'Not'Allag. Sa griffe préférée n' avait pas eu le temps de se reposer depuis bien des semaines et sa collection de plumes empourprées du sang angélique de leurs propriétaires avait enflé à vue d' oeil..

-"Rentre donc, fils, le travail nous attend."

Le voix caverneuse provenait de derrière lui et, ces quelques mots terminés, une patte griffue lui saisit l' épaule.

Il se réveilla en sursaut, le souffle court, haletant, il était assis sur un matelas, dans des draps qui portaient une odeur aussi familière qu' agréable, celle de l' écatte qui dormait à ses côtés. Les souvenirs lui revenaient petit à petit, il était tout simplement à côté de sa douce Cheshire, dans leur repaire. Il posa une de ses pattes sur le ventre de sa femme, comme pour se rassurer, comme pour s' assurer qu' ils étaient toujours là. Ils dormaient, bien sûr, mais ils étaient bel et bien là.

Comme à chaque fois qu' il faisait ce satané rêve, son sang démoniaque s' était mis en branle, et chaque battement de son coeur s' accompagnait de violentes douleurs dans ses tempes. Il se leva doucement, sans prendre la peine de se couvrir et sortit affronter la douceur de l' air nocturne. Il s' assit contre l' édifice fait de vieilles pierres et ferma les yeux.. Quand cela avait-il commencé? Quand avait-il commencé à faire ces rêves bizarres? Depuis combien de temps était-il obligé de mentir à Cheshire pour se cacher quand il sentait une de ses crises venir? Tout cela coïncidait avec le retour de ce satané démon en Amakna. Avant, ses crises marquaient un évènement dangereux, comme lorsqu' il avait senti que Dyne perdait prise sur Kadjin ou quand son père faisait une de ses apparitions, mais elles n' avait jamais été aussi violentes.. Et à y regarder de plus près, tout cela était plus vieux que cette histoire de démon ancestral. Ca avait vraiment commencé... Avec le début de la grossesse de Cheshire. Et ça n' annonçait rien de bon.

Adossé au mur composé de pierres glaciales, il tentait de faire le vide dans son esprit, d' oublier la douleur insoutenable, de calmer les battements de ce coeur qui semblait pris entre les serres acérées du Maitre Corbac lui-même. Chaque déplacement de son sang dans son corps lui était une souffrance insupportable, et s' il en avait eu la force, il se serait trainé plus loin, beaucoup plus loin, assez loin pour pouvoir crier sa douleur sans réveiller Cheshire. En attendant, il devait souffrir en silence, si elle l' avait trouvé dans cet état, elle aurait paniqué et il ne voulait surtout pas qu' elle s' inquiète, pas en ce moment, elle avait bien assez de soucis comme ça. Il tentait de se concentrer, de focaliser ses pensées sur des faits précis.

Il repensait à son escapade de la journée à la foire du Trool, non pas pour s' amuser, mais pour consulter la diseuse de bonne aventure. Ses crises de plus en plus fréquentes ne présageaient rien de bon et il voulait en savoir plus. La voyante commença tout de suite par lui parler de ses futurs enfants, elle en voyait six, tout comme la grande pretresse Louazel l' avait prédit. Seulement, Sam avait senti comme un malaise chez son interlocutrice. Malaise qui se confirma quand celle-ci lui parla d' une sadidette à la beauté troublante se baignant dans un torrent de sang, une jeune sadidette, très jeune, même, très très jeune.. Une toute jeune adolescente qui tuait pour son propre plaisir, parfaitement consciente de la douleur engendrée et assoiffée de cette dernière.
Les douleurs qui secouaient ses tempes se faisaient moins lancinantes, c' était déjà ça de gagné. Il se redressa légèrement et regarda à l' horizon les lueurs nocturnes de Brakmar qui se détachaient, menaçantes, sur le ciel nocturne. Et, au milieu de ces lueurs, la tour de Brakmar, celle là même qu' il avait vu en rêve, celle là même sur laquelle il s' était vu prendre l' air dans ce rêve qui représentait ce que serait sa vie si il avait suivi le sillage de destruction et de sang dans lequel son père aurait aimé l' entrainer. La vie que connaitraient ses enfants s' il cédaient à cette saleté de sang démoniaque qui disposait de sa vie propre, de sa conscience, de sa force de persuasion.. Il ne s' était jamais fait d' illusions à ce sujet, sa descendance serait soumise aux mêmes déchirements que lui-même, et il lui faudrait une attention de tous les instants pour éviter qu' un de ses enfants ne cède. Il se pourrait même que les pauvres soient irrécupérables dès leur naissance..

Ces sombres pensées avaient eu le mérite de faire passer le temps suffisamment pour que la douleur se calme, à défaut de passer. il se releva précautionneusement, et retourna à l' intérieur du moulin, jetant un dernier coup d' oeil à cette satanée tour avant de refermer la porte. Il se déplaça le plus silencieusement possible pour ne pas réveiller Cheshire, puis il glissa son corps glacial sous les draps, se blotissant contre sa belle tandis qu' il posait sa patte sur son ventre, comme pour protèger les petites vies qui y grouillaient. Le sommeil ne fût certes pas rapide à pointer le bout de son nez, mais c' est un Sam reconnaissant qu' il cueillit cette nuit-là..